3 TABLEAUX DU LEGS FESCH 

 

CALVI - PIGNA - SARTENE : un triptyque vénitien ?

 

MISE A JOUR AVRIL 2021

 

Quittons les églises pour parler de trois tableaux exposés respectivement dans les mairies de Calvi, Pigna et Sartène et qui représentent des scènes profanes et populaires : une fête villageoise, une rixe entre paysans et un combat sur un pont  de Venise .

 

Ces oeuvres proviennent du legs Fesch.

 

Peinture vénitienne ? Italienne sûrement avec aussi un petit air flamand. Pour les monuments historiques ils sont datés du XVIIè siècle. Sont-ils de la même main ? On peut le croire.   

 

 

Calvi (Mairie) - Fête villageoise près d'un château
Calvi (Mairie) - Fête villageoise près d'un château
Pigna (Mairie) - Rixe entre paysans
Pigna (Mairie) - Rixe entre paysans
Sartène (Mairie) - Joute à Venise
Sartène (Mairie) - Joute à Venise

 

Madeleine Allegrini, restauratrice d'art dont nous parlons souvent ici, a restauré certains de ces tableaux. Elle nous apprend par ailleurs qu'un quatrième tableau du même genre existe à Pioggiola. Voir notre page sur Pioggiola.

 

D'après les recherches que Madeleine Allegrini a faites à l'époque, "ces scènes ornaient les salles de mariages, de fêtes dans les beaux palais vénitiens du XVIIè et du XVIIIè s. Elles étaient situées au-dessus des portes et racontaient l'histoire des familles."

 

 

 

Fête villageoise près d'un château

(mairie de Calvi)

 

Le contraste est partout : le décor, les personnages - physique, habits, comportement, maintien -  l'opposition entre les classes sociales est criante.

 

L'arrière-plan  suggère équilibre, rigueur et solidité des assises sociales : géométrie de l'espace, lignes droites : l'allée d'arbres qui mène au château si lointain - dont la blancheur tranche avec la tonalité générale - les formes quadrangulaires des bassins, à peine égayés par quelques canards et deux touffes d'herbes, l'impeccable symétrie.

 

A droite on distingue deux personnages dans une calèche.  

 

 

Ce décor vide s'oppose au "trop plein" du premier plan.

 

De quoi s'agit-il ?  Au centre, des paysans ou des domestiques ? dansent sur l'air joué par les deux musiciens assis sur un banc à droite.  Ils forment un cercle improbable.

 

A droite, devant une solide maison, les maîtres sont installés sur des chaises à haut dossier qui contrastent avec le modeste banc des musiciens, voire avec les deux bancs du premier plan, même ornés de rubans pour la fête. Leur attention au spectacle est diverse, un couple s'éloigne déjà vers le château, d'autres devisent ...

 

Violon et mandoline
Violon et mandoline

 

Au centre du tableau : la danse des paysans. Les femmes sont parées (souliers à rubans, bas rouges, chignons ornés de peignes et de rubans) et leur danse est gracieuse. Ici les chapeaux sont de paille, les vêtements simples ; certains danseurs sont pieds nus.

 

 

Mais patatras : le détail de la femme tombée au centre du cercle apporte une tonalité grotesque. Sa chute n'a rien d'élégant : elle est tombée sur ses fesses, ses jupes largement relevées sur de fortes cuisses écartées. Son cavalier (peut-être) se penche sur elle, qui attire regards et gestes - voire rires.

 

 

La scène est animée et la ronde gracieuse. Une femme assise sur le banc jette un regard curieux derrière son épaule. A droite deux enfants dansent aussi. Un chien à gauche fixe la scène.

 

 

 

Rixe entre paysans"

(mairie de Pigna en Balagne)

 

Ce sujet de la rixe ("baruffa" en italien) a déjà été représenté en peinture, voire en littérature (cf la célèbre pièce de Carlo Goldoni  "Baruffa a Chioggia" 1762). 

 

Ce tableau assez grand (133x133 cms) est daté du XVIIe s. par les Monuments historiques.

 

Sous un ciel nocturne aux nuages gris, on voit la place d'un village animée par l'effervescence d'une rixe générale. 

 

 

Au loin en perspective, au bout d'une longue allée, on aperçoit le château des maîtres.

 

A gauche en haut, une chaumière d'où s'échappent deux femmes tandis qu'un homme en haut d'une échelle essaie de s'introduire par un fenestron.  

 


 

Les éléments du décor évoquent la vie quotidienne des paysans : meule, puits, linge étendu sur une corde, treille, barrique, charrette à boeufs, et leurs activités ...

 

Le centre de la toile est occupé par une série de personnages, disposés en un cercle qui forme comme une ronde.

 

 

Ils se battent ou se pourchassent deux à deux ; la bataille est sévère : coups de pieds, de poings, fessées vont bon train mais aussi fourches, couteaux, pieux, pelles et râteaux. Le sang coule !

 

Les jupes, les coiffes et les coups s'envolent. Car les femmes se battent à coups de poings comme des hommes, dénudant sans vergogne leurs bras et leurs cuisses solides, dans le feu de la bataille.

 


 

Des chiens s'en mêlent aussi : l'un en haut aboie méchamment aux personnages qui fuient la maison ; un autre en bas s'en prend à la jeune femme qui se cache derrière la meule. 

 


 

Les détails soulignent la violence de l'échauffourée : les jupes se relèvent sur les cuisses et les fesses : tel, échevelé gît sur le dos dans une mare, assailli par un homme qui cherche à lui planter un pieu, lui-même menacé par une femme qui va le caillasser.

 

 

 

En bas à gauche, une charrette. Un boeuf couché tourne le dos ; un autre contemple placidement la scène ; un paysan à l'écart joint les mains sur la tête, effaré par le spectacle, son chapeau tombé derrière lui.

 

Près de la charrette un personnage vêtu de rouge porte sous le bras un cochon dont on aperçoit la queue en tire-bouchon.

 

 

Que s'est-il passé ? Une fête, une noce qui a mal tourné ? Une attaque ? Un pillage ? Une jacquerie ? Deux bandes ? familles ? classes sociales ? qui s'affrontent ?

 

Selon le responsable de la communication de la mairie de Pigna il pourrait s'agir de scènes traditionnelles qui s'apparenteraient à la "moresca" cette danse martiale très ancienne dont les chants évoquent l'invasion des Maures.

 

Certains sujets sont mieux habillés que d'autres, portent chaussures à rubans, chausses et longs manteaux.

 

Leurs adversaires ressemblent davantage à de "vrais" paysans : pieds et jambes nus, culottes bouffantes, bonnets, chapeaux de paille ...

 

Les femmes portent une robe bleue, un tablier blanc, des fleurs dans les cheveux.

 

 

La situation semble si tendue qu'en arrière-plan, une femme tire une cloche au bout d'une corde sans doute pour donner l'alerte.


 

Deux mondes distincts sont en présence : la violence mouvementée et chaotique de la rixe s'oppose au monde des maîtres, à ce château lointain séparé par une poterne, un pont et une longue allée déserte, indifférent à ce qui se passe.

 

 

Joute à Venise

(mairie de Sartène)

 

 

Sartène - Mairie (cliché Priscilla Desmaris)
Sartène - Mairie (cliché Priscilla Desmaris)

 

 

Pour quiconque connaît bien Venise, il pourrait s'agir d'une vue du Ponte dei Pugni situé sur le rio San Barnabà dans le sestiere de Dorsoduro.

 

En effet, le tableau donne à voir un combat à coups de poings, d'où le nom donné au pont.

 

C'est une vieille tradition de Venise abandonnée depuis des siècles : la Guerre des poings.

 

 

 

Les habitants de deux factions opposées, les Castellani de San Pietro di Castello (ouvriers de l'Arsenal) et les Nicolotti de San Nicolo' dei Mendicoli (pêcheurs), se rencontraient pour une bataille "à coups de poing" sur le pont.

 

Les Castellani portaient des chapeaux et des foulards de couleur rouge, qui contrastaient avec le noir des Nicolotti.

 

La rivalité (politique, économique etc.) entre les deux factions avait des origines très anciennes. 

 

Jusqu'au XVIIIè siècle, les ponts n'avaient pas de rambardes. Le but du "jeu" consistait à jeter les adversaires dans le rio en dessous du pont mais selon des règles et modalités bien précises.

 

Les capitaines se défiaient. Des empreintes encore creusées dans la pierre montrent où devaient se placer les combattants.

 

Empreinte en pierre d'Istrie sur le ponte dei pugni
Empreinte en pierre d'Istrie sur le ponte dei pugni

 

L'équipe gagnante était celle qui avait gardé ses hommes sur le pont.

Souvent le public participait aux affrontements. 

 

Quelque trois cents combattants pour chaque faction se réunissaient sur le pont pour se battre avec des bâtons de roseaux ("le canne") mais surtout à coups de poing, et ce la nuit entière.

 

 

 

Les curieux étaient fort nombreux et regardaient par les fenêtres, depuis les toits, des barques et des gondoles. 

 

Si nombreux qu'un chroniqueur de l'époque précise qu'on ne voyait pratiquement plus l'eau du canal.

 

 

 D'autres ponts dans la ville servaient à ces batailles.

 

Vu la violence du combat, les armes furent interdites en 1574.

 

En 1705, après une échauffourée sanglante, ces affrontements furent interdits. Ils furent remplacés par des concours de pyramides humaines sur la Piazza San Marco. 

 

De nombreuses illustrations (tableaux, gravures ) de la "Guerra dei Pugni" ont été réalisées à l'époque.

 

 

La ressemblance du tableau de la mairie de Sartène avec l'oeuvre ci-dessous est frappante. 

 

 

Peinture de Joseph Heintz le Jeune 1673 - Compétition au ponte dei pugni à Venise (musée de Nuremberg)

Joseph Heintz (II) (1600–1678) était un peintre allemand, né à Augsbourg fils de Joseph Heintz l'Ancien. 

En 1625, il a voyagé en Italie, où il s'est installé à Venise et s'est fait connaître pour ses copies du travail de son père et ses peintures religieuses ou mythologiques.

Joseph Heintz - détail
Joseph Heintz - détail
Sartène - "La guerre des poings" - cl. Priscillia Desmaris
Sartène - "La guerre des poings" - cl. Priscillia Desmaris
Sartène - La guerre des poings - détail
Sartène - La guerre des poings - détail
Venise - il Ponte dei Pugni aujourd'hui - les rambardes ont été posées en 1870
Venise - il Ponte dei Pugni aujourd'hui - les rambardes ont été posées en 1870

 

Tous nos remerciements à Priscilla Desmaris du service communication de la mairie de Sartène, qui nous a obligeamment fourni des photos de ce tableau ainsi que des autres oeuvres du legs Fesch. Et pour son accueil et sa disponibilité.

 

 

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